Li Trawêye Rotche – Georges Laport
Sur la rive opposée à celle où le hameau de Halleux s’allonge au bord de la route reliant Martinrive à Comblain-au-Pont, le coteau est déchiré par l’ossature nerveuse des rocs. Parmi ceux-ci, un massif de granit attire l’attention : c’est la Trawêye Rotche. Le chemin de fer, ici encore, a élevé sa butte dans le lit de l’Amblève et a masqué la partie inférieure de la roche.
Autrefois, le rivière heurtait le brisant et l’action incessante du courant avait creusé, au long des siècles, une salle en forme de demi-dôme à la base de l’écueil. C’est cette érosion qui a valu le nom de « Trawêye Rotche » (roche trouée) au bloc de calcaire.
Les rochers du voisinage sont très pittoresques. Une arcade dresse sa voûte légère soutenant une pierre plate tel un autel du diable. A quelques pas, une minuscule caverne, dont nous reparlerons, s’enfonce à moitié, dans un mamelon de granit.
Vers 1859, L’Amblève baignait encore la Trawêye Rotche. Mais petit à petit, des alluvions, charriées par le cours d’eau, s’amassèrent dans les creux du roc, créant sous celui-ci une espèce de rive. C’est alors que, le jour de l’ouverture de la pêche, les marcatchous de Fraiture, Presseux, Rouvreux, Florzé, se réunissaient à midi dans l’abri que la Trawêye Rotche mettait à leur disposition pour y frire les premiers poissons pêchés qu’ils dégustaient ensuite.
Cuisine fruste, faite dans un vieux poêlon rouillé, apporté par l’un des compères, mais qu’on trouvait si bonne après une matinée passée au bord de l’eau. On abandonnait le mutisme que l’on avait été contraint d’observer en suivant des yeux le flotteur rouge ; on trinquait les mesures de péket, tout en racontant de savoureuses histoires.
Plus tard, le remblai de la voie ferrée déroba aux regards des touristes l’évidement de la roche qui cessa d’être un lieu de réunion.
Bientôt, un lierre aux puissantes racines recouvrit la Trawêye Rotche. Lors de l’envahissement de notre territoire, les soldats allemands, craignant sans doute que le manteau de verdure ne cachât l’entrée d’un souterrain, mirent le feu à la végétation.
Au cours de l’occupation du Halleux, un allemand peignit sur la blancheur du calcaire, en lettre noires, hautes d’un mètre, le mot Felsen (rocher). A l’armistice, les villageois se hâtèrent de faire disparaitre ce souvenir qui leur rappelait une sombre époque.
La tradition rapporte qu’un temps jadis, un donjon fortifié se dressait sur la Trawêye Rotche.
Cette tour était le repaire d’un seigneur dont la seule occupation consistait à rançonner les voyageurs qui s’aventuraient dans ces parages. Personne ne trouvait grâce devant lui. Nobles, prêtres, moines, bourgeois, marchands, mariniers, tous devaient vider leur escarcelle entre les mains du chevalier-brigand. Et gare à ceux qui ne s’inclinaient pas immédiatement devant les volontés du châtelain, celui-ci dégainait et passait les malheureux au fil de l’épée.
Un soir qu’il regagnait son castel, le hobereau trouva un vénérable religieux à barbe blanche, couché sur le bord de la route. Ses traits étaient tirés et une main d’une grande maigreur se crispait sur un chapelet. Le chevalier descendit de son cheval et heurta du pied l’ecclésiastique. L’inconnu ne bougeant pas, le bandit le palpa. Le corps était chaud. Saisissant alors la gourde qui pendait à son coté, il fit boire l’étranger. Pourquoi ce cœur rude, ce barbare pour qui la vie comptait si peu avait-il eu ce geste de pitié suprême ? Revigoré par l’alcool, le vieillard ouvrit les yeux et reprit ses sens. Il expliqua que, revenant d’un pèlerinage en Terre Sainte, et vivant d’aumônes, la fatigue l’avait terrassé :
« Quand je me suis couché, je croyais ne jamais revoir le jour. Votre arrivée, Monseigneur, en a décidé autrement. Merci de m’avoir sauvé la vie. Je n’ai rien à vous offrir. Je ne souhaite que pouvoir vous rendre un jour au centuple le bien que j’ai reçu de vous aujourd’hui. »
Le religieux se releva, prit son bâton de pèlerin et poursuivit sa marche quelque peu vacillante. Le chevalier lui offrit son flacon de route pour l’aider à supporter la fatigue du voyage…
Quand le seigneur mourut, il parut au tribunal divin où un ange tenait une énorme balance. Le chevalier vit avec épouvante toutes ses victimes monter dans l’un des plateaux et faire osciller l’aiguille du côté de l’Enfer. Soudain, un moine à barbe blanche monta sur l’autre plateau. Il supplia le maître d’épargner ce pécheur qui lui avait sauvé la vie. Dieu acquiesça à sa prière, mais à une condition : il demanda au religieux s’il était décidé à célébrer journellement la messe jusqu’à la fin des siècles, servi dans sa tâche par le châtelain, pour obliger celui-ci à l’humilité. Le moine se soumit et le seigneur bénit cet obscur voyageur qui lui avait évité les foudres de Satan.
Depuis, chaque matin, l’ecclésiastique assisté du chevalier, vient accomplir le divin sacrifice.
Des villageois, qui s’étaient attardés à festoyer au Halleux, la veille de Noël, quittèrent le bourg vers minuit. Quelle ne fut pas leur stupéfaction d’apercevoir deux lumières clignoter à l’intérieur de la caverne, à deux pas de la Trawêye Rotche. Ils s’arrêtèrent et perçurent des chuchotements, le timbre aigrelet d’une sonnerie qui s’échappait de l’antre.
Telle est la légende du seigneur de la Trawêye Rotche qu’un antique paysan, à la voix chevrotante, me conta par un bel après-midi de septembre alors qu’assis au sommet du rocher, je me laissais bercer par le murmure cristallin de l’Amblève.
Source : Echos de Comblain : Septembre 1954