L’Elfe de la Belle-Roche – Marcelin Lagarde
I
Entre Aywaille et Douxflamme, où l’Amblève va se perdre dans l’Ourthe, on admire l’énorme masse pierreuse désignée à bon droit sous le nom de Belle-Roche car, avec la roche sur laquelle reposent les ruines du château dit des quatre fils Aymon, elle est incontestablement la plus remarquable de toutes celles qui surplombent la rivière depuis sa source jusqu’à son embouchure.
Mais la Belle-Roche n’est pas célèbre seulement par son aspect imposant : elle renferme, dit-on, dans son sein, deux choses de nature à agir puissamment sur l’esprit des habitants des campagnes : une dame blanche et un trésor. J’ajouterai que non loin de là se trouve le village de Fraiture, dont le nom rappelle aux amateurs d’étymologies deux divinités principales de l’Olympe germanique : Freya et Thor, qui auraient eu dans ces parages un autel digne des enfants d’Odin.
Il est peu de rochers et de ruines de quelque importance que, dans nos contrées, la croyance populaire n’ait peuplés d’êtres surnaturels. Ainsi la grotte de Remouchamps avait ses nûtons ou sottais, lutins tantôt serviables, tantôt malfaisants, suivant la conduite qu’on tenait envers eux; le château de Logne-sur-1’Ourthe a sa gatte d’or, laquelle n’est autre chose qu’une jeune fille noble, Berthe de Berloz qui, pour quelques atours, se laissa séduire par le duc Waleran de Luxembourg et qui, en punition de son orgueil, est condamnée depuis plus de six siècles à venir errer, à certaines époques, sous la forme d’une chèvre aux cornes d’or, sur les débris du château témoin de sa faute.
La Belle-Roche, elle, est habitée par une espèce de nymphe, de naïade, brillant d’une éternelle jeunesse, qui ne se montre qu’une fois l’an, quand le temps est beau, dans la nuit du premier mai; elle vient se baigner dans l’Amblève, vêtue d’une longue robe blanche, couronnée de fleurs de nénufar, de renoncule et de myosotis.
Pourquoi cette mystérieuse beauté, cette Elfe, comme on l’appelle, vit-elle ainsi solitaire dans les entrailles de ce sombre rocher ? Comme Berthe de Berloz, expie-t-elle quelque faute ?
Son existence est bien constatée, on l’a aperçue souvent, on a entendu le son de sa voix, car elle murmure, en se baignant, un chant mélodieux; mais son histoire est racontée de différentes manières.
Il paraîtrait que la fille d’un seigneur dont le château dominait la Belle-Roche, éprise, comme Sapho, d’un jouvenceau qui la repoussait par excès de vertu, se serait, de désespoir, précipitée dans l’Amblève d’où elle n’aurait pu être retirée.
Quoi qu’il en soit de son origine et des motifs qui lui ont procuré cette triste immortalité, il est certain qu’elle est gardienne d’un trésor « qui surpasse les richesses de tous les rois et de tous les empereurs réunis » et que ce trésor appartiendra, avec sa main et son cœur, sans doute, au jeune homme de l’âge de vingt à vingt-et-un ans qui parviendra à toucher un des pans de sa robe pendant l’une de ses rares et nocturnes apparitions.
Seulement une condition est requise pour pouvoir l’approcher : le jeune homme doit être aussi vertueux, aussi pur qu’elle est belle.
Et voilà pourquoi l’elfe continue à habiter la Belle-Roche et à garder son trésor et sa virginité, malgré les nombreuses tentatives faites pour arriver jusqu’à elle et la surprendre, tentatives dont la plus connue, à cause de ses incidents et de ses conséquences, est celle que je vais raconter.
Un soir de la fin du mois d’avril, un cultivateur du hameau de Halleux, nommé Lambert Vivroux, était assis avec sa femme et son fils, robuste garçon de seize ans, sur le pas de sa porte, attirés tous trois par la douceur de la brise chargée de parfums printaniers et par la splendeur d’un ciel azuré scintillant d’étoiles.
Un voisin vint à passer : c’était Colas le vannier, vieillard courbé sous le poids des ans, respecté et aimé de tous. Il s’arrêta.
— Voilà un temps qui promet, père Colas, lui dit Lambert.
— Oui, répondit le vieillard, l’elfe se montrera après-demain, s’il continue, c’est certain.
— Tiens ! reprit Lambert en riant, sa première idée est pour l’elfe; moi qui parlais du temps par rapport aux semailles qui, depuis deux jours, poussent à vue d’œil.
— C’est que, dit la femme, notre vieux Colas n’a pas oublié que, il y a de cela plus d’une demi-centaine d’années, l’elfe lui avait aussi tourné la tête et qu’il l’a recherchée en risquant de se noyer; il peut donc bien en parler.
— Oui, Toinette, c’est vrai, je puis en parler, non pas comme vous le supposez, mais avec amour et reconnaissance.
— Comment! Mais j’ai entendu dire qu’elle ne s’était même pas montrée à vos yeux et que vous en aviez été si chagriné que vous aviez pensé à partir pour l’armée.
Je connais l’elfe parfaitement et il n’y a peut-être que moi au monde qui la connaisse. C’est une sainte et bonne fée, elle m’a fait beaucoup de bien; c’est à elle que je dois d’être arrivé à près de quatre-vingts ans avec une parfaite santé et d’avoir toujours été heureux sur cette terre. C’est à elle encore que je devrai, j’espère, une place auprès du Père Eternel. Mais ma vieille ménagère m’attend pour souper.
Bonsoir Lambert, bonsoir Toinette. Ah ! je ne dois pas oublier Jérôme.
— Jérôme, dit la mère, ne mérite pas votre bonsoir, père Colas; vous êtes trop bon pour lui… Il a les bras aussi mauvais que la tête, et paresseux, désobéissant et querelleur comme il est, nous craignons qu’il ne nous cause bien du chagrin. Figurez-vous qu’hier encore il a battu votre filleule, la petite à la mère Dizier, cette Georgette, si patiente avec lui, et qui l’aime tant.
Ah ! dit le vieillard, c’est malheureux, car il promet d’être beau garçon, et qui sait ? s’il voulait être brave, bien brave, là, il aurait peut-être la chance plus tard de capter l’elfe et ses millions.
Le vieillard s’éloigna, et Lambert et sa femme se regardèrent en souriant.
— Pauvre vieux, dit le mari, le corps est solide chez lui, mais l’esprit s’en va… As-tu entendu ce qu’il disait à propos de l’elfe ? Il la connait, elle l’a protégé, il lui doit tout… Quel radotage ! Du reste, quand on a vu passer tant d’eau que lui devant la Belle-Roche, il est bien permis de n’avoir plus la tête à soi…
— M. le chapelain de Fraiture dit que le père Colas est un puits de sagesse, interrompit Jérôme, dont le regard s’était animé aux dernières paroles que le vannier avaient prononcées.
— Ah ! Eh bien, alors, comme il t’a conseillé cent fois de devenir brave, tu es bien coupable de n’avoir pas changé. — Je changerai à partir d’aujourd’hui, reprit le jeune homme d’un air résolu.
— Songerait-il à l’elfe ? dit le paysan à voix basse à sa femme.
—— Qu’est-ce que ça nous fait, si cette idée doit le rendre meilleur ?
— C’est vrai, et je me souviens que dans sa jeunesse, le fils à Thierry, qui est devenu contremaître* d’une des plus grandes fabriques de Verviers, était un franc vaurien et qu’il s’est corrigé dans l’espoir d’être agréé par l’elfe. Mon père m’a dit que Colas lui-même, quand il avait seize ou dix-sept ans, chagrinait beaucoup ses parents et qu’il a changé tout à coup. Si notre Jérôme pouvait en faire autant.
— Et puis, ajouta la femme, il a aussi la chance de réussir, après tout…
— Oui, mais il y a le tourbillon que forme là un gouffre très profond : on prétend qu’il faut absolument y passer, et c’est dangereux.
— Bah ! Jérôme nage déjà comme un poisson, il n’y a pas d’inquiétude à avoir. Moi, je vois dans tout cela beaucoup de profit pour nous, que Jérôme réussisse ou non. Va, il y a plus de malice que tu ne penses dans ce que vient de débiter Colas.
Le père, la mère et le fils se couchèrent ce soir-là en rêvant de l’elfe et de ses millions.
II
A partir de ce moment, une transformation complète s’opéra chez Jérôme. Les paroles de Colas avaient produit leur effet sur lui. Après que le chapelain de Fraiture lui eût expliqué que la vertu consiste à aimer, à pratiquer le bien, à détester, à fuir le mal, il s’efforça de suivre toujours cette loi si simple, et il se montra bientôt le modèle des jeunes gens de la commune.
Notre jeune homme avait partagé ses jeux d’enfant avec cette petite voisine du nom de Georgette Dizier, et qui maintenant s’épanouissait dans toutes les grâces de ses vingt ans.
Un jour la mère Dizier, qui avait du bien, dit au père Vivroux, en présence des deux jeunes gens :
— Encore trois ou quatre ans, voisin, et ça formera un couple parfait, car Jérôme est si vaillant à l’ouvrage et si pieux que je lui donnerais ma Georgette, les yeux fermés. Bien sûr qu’il la rendrait heureuse.
Jérôme remarqua que le visage de la jeune fille se teintait d’une pudique rougeur, que son cœur bondissait sous son casaquin bleu en même temps qu’un sourire de joie errait sur ses lèvres.
Dès lors, il parut fuir Georgette; il évitait de la rencontrer et quand il ne le pouvait pas, il passait outre sans lui adresser autre chose qu’un froid bonjour. Cette froideur chagrinait beaucoup la pauvre Georgette, qui perdit les belles couleurs rosés qui contribuaient tant à la rendre avenante.
Enfin, le jour arriva où Jérôme atteignit ses vingt ans: c’était au commencement d’avril, un mois à peine avant la grande épreuve. Quatre années venaient de s’écouler et le jeune homme n’avait dévié en rien de la ligne de conduite qu’il s’était tracée. Il interrogea sa conscience et trouva que l’elfe devait être bien exigeante si elle ne se laissait pas approcher par lui, car il lui semblait certain qu’il remplissait toutes les conditions exigées.
On était le 28 avril. Comme Jérôme ramenait à l’étable les bœufs de son père, le rencontra Colas qui avait conduit paître sa vache le long des chemins. Ils firent route ensemble.
Le jeune homme entretint naturellement le vieillard de ses projets concernant l’elfe. Pendant qu’ils devisaient, Georgette vint à passer. Le vannier parut pensif et demeura silencieux.
— Qu’avez-vous donc ? lui demanda Jérôme.
— Je pense, répondit Colas, que voilà une belle et bonne jeune fille, qu’elle mettra le pain sur la planche à celui qui l’épousera, et que si Dieu m’avait accordé un fils, j’aurais été heureux de les unir.
Ces paroles semblèrent contrarier Jérôme, qui dit à Colas avec un accent de mauvaise humeur :
— Pour moi, il n’existe ni belle, ni bonne, ni riche fille, et je n’aime pas qu’on parle de pareilles choses; ceux qui sont dans la confidence de mes projets devraient donc se garder de me tenter ainsi.
— Tu as l’air fâché, garçon, reprit le vieillard en le regardant fixement; sais-tu que la colère est une mauvaise note auprès de l’elfe ?
Jérôme se radoucit aussitôt pour expier la faute qu’il croyait avoir commise.
Le lendemain, notre jeune homme se leva avant l’aube pour aller bêcher un champ. Il était décidé à passer ce jour-là dans l’isolement pour bien se recueillir, pour se détacher de toute pensée terrestre, et il avait emporté avec lui de quoi dîner afin de ne pas être obligé de revenir à la maison paternelle.
Qu’on juge de sa contrariété quand il vit les vaches de la mère de Georgette pénétrer dans un pré tout voisin du champ où il travaillait, car il ne douta pas que la jeune fille ne les accompagnât comme d’habitude.
Georgette, en effet, parut et vint s’asseoir non loin de lui, sur un petit monticule, qui lui faisait une espèce de piédestal.
Le soleil venait de paraître à l’horizon et donnait en plein sur le gracieux visage de la jeune paysanne, qu’il illuminait de sa radieuse clarté.
Jérôme en fut frappé et, intérieurement, il dut s’avouer que Georgette était bien belle… Mais cet aveu, il se le reprocha comme une faute et chercha, dans son esprit, un prétexte pour se retirer.
Tout à coup, Georgette lui dit :
— Voilà une superbe matinée, Jérôme. C’est une grande gaieté dans le ciel et sur la terre. Il fait bon vivre par un temps semblable.
— Oui, répondit sèchement le jeune cultivateur. Et il continua son travail sans lever les yeux.
— Quand je parle de gaieté, ce n’est pas pour moi… Silence de Jérôme.
— Non, il ne peut y avoir de gaieté dans mon cœur ‘quand je vois… quand je vois…
— Quoi ? dit Jérôme presque malgré lui.
— Que vous êtes envers moi depuis quelque temps d’une froideur…
Le gars comprit que la conversation prenait un tour embarrassant pour lui…
— Je suis envers vous ce que j’ai toujours été, Georgette ; je vous dis bonjour et bonsoir, je vous parle comme je parle à tout le monde… Mais je m’aperçois que ma bêche ne me donnera pas raison de ce dur morceau de terre et qu’il me faudra ma houe. Je vais la chercher. Au revoir, Georgette.
Georgette attendit impatiemment le retour de Jérôme pour continuer l’explication qu’elle avait fort à cœur.
Les heures s’écoulèrent et il ne reparut pas.
Comme elle s’en revenait à midi pour dîner, elle le vit qui travaillait dans un autre champ.
Deux larmes mouillèrent ses yeux.
— Il a voulu me fuir, pensa-t-elle. Il n’a plus que de l’aversion pour moi.
Sur sa route, elle rencontra son parrain, Colas le vannier qui, la voyant pleurer, l’interrogea avec intérêt. Elle lui raconta naïvement tout.
— Prends patience, ma fille, lui dit-il. Avant un an d’ici, tu auras Jérôme et jamais femme ne sera plus aimée, ni plus heureuse que toi.
Colas se rendit près du champ où était Jérôme. Celui-ci lui dit, en allant au-devant de lui :
— Je suis triste. Ma conscience me reproche deux choses : j’ai fait de la peine à Georgette et j’ai menti pour avoir l’occasion de ne pas me trouver avec elle. Ce n’est pas chrétien, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous, père Colas ? Cela ne peut-il pas me faire tort pour cette nuit ?
— Tu veux donc décidément courir la chance, mon garçon ? demanda Colas, sans répondre à la question qui lui était adressée. C’est bien; mais prends garde au tourbillon… Voilà tout ce que j’ai à te dire, en te souhaitant bonne réussite.
Et il s’éloigna rapidement.
III
La nuit ne démentit pas les promisses de la journée. A un soleil radieux succéda une lune, dont l’éclat n’était terni par aucun nuage.
Aussi, après le souper, les habitants de Halleux vinrent-ils la plupart sur le seuil de leur porte, et la conversation s’engagea de voisins à voisins.
On parla de l’elfe, dont l’apparition annuelle approchait, et à ce sujet, on parla également un peu de Jérôme car, quoique Colas le vannier eût été discret, on avait conçu de vagues soupçons en remarquant combien le fils à Vivroux était devenu rigide dans ses mœurs et dans ses paroles.
Il était traditionnel de dire de tout jeune homme qui se distinguait par sa bonne conduite : « II a l’elfe en tête ».
Depuis le matin, Jérôme n’avait voulu voir ni son père, pi sa mère, de peur qu’à l’instant décisif l’idée du danger que pouvait lui faire courir le tourbillon ne les engageât à le retenir malgré lui. Il était assis sous un arbre, sur la hauteur à l’opposite de la Belle-Roche, et son œil semblait vouloir sonder le lieu qui recelait l’être mystérieux, arbitre de son sort.
Il resta plongé dans une vague rêverie jusqu’à ce que toute lumière fut éteinte dans l’horizon que ses regards embrassaient.
Alors il se dit que le moment approchait; il descendit la côte, traversa la vallée et arriva dans une aunaie qui longeait l’Amblève, et qu’il parcourut en rampant jusqu’à la rive où il se blottit de manière à tout voir sans être aperçu.
Son cœur battait à lui rompre la poitrine. L’elfe se montrerait-elle ? Puis, n’y avait-il pas là, près de lui, peut-être un ou plusieurs concurrents des villages voisins ?
A part le bruit que faisait l’Amblève, rien ne troublait le majestueux silence de la nuit. Tout à coup, sur l’autre rive, une forme blanche se dessina sur le fond sombre du rocher; elle semblait vouloir se cacher dans les anfractuosités creusées par la rivière.
— C’est elle ! murmura Jérôme. Oh ! je l’aurai…
Et plein d’une fiévreuse ardeur, il se laissa glisser dans l’Amblève et se mit à nager vers le bord opposé, en s’efforçant de ne pas faire de bruit pour ne point effaroucher l’elfe.
Le rocher projetait sur les eaux une ombre gigantesque, de sorte que sa base, où Jérôme croyait avoir vu la nymphe, était plongé dans la nuit; et quoique le jeune homme ne se trouvât pas loin du but, il ne distinguait encore que d’une manière confuse la forme qui lui était apparue.
Soudain, il se sentit violemment entraîné et il ne douta pas qu’il ne fût au-dessus du gouffre profond, qui formait là un tourbillon dangereux.
La résistance qu’il opposa au courant eut en un instant épuisé ses forces, et il disparut sous les eaux.
Dans ce danger suprême, le pauvre Jérôme conserva cependant assez de présence d’esprit pour faire un effort, afin de sortir du cercle infernal où il se trouvait.
Il y parvint, mais sa tête frappa contre un angle de rocher et il s’évanouit en poussant un cri arraché par la douleur et la surprise à la vue de l’elfe qui se précipitait vers lui…
Jérôme revint peu à peu à lui; il eut ainsi la sensation de douces pressions sur son visage qui le ranimèrent de plus en plus.
Il put ouvrir les yeux, mais il lui parut qu’il était environné d’épaisses ténèbres. Il porta la main à la figure et en arracha un mouchoir qui lui interceptait la vue.
Il se trouvait couché sur l’herbe d’une oseraie. Il n’y avait personne à ses côtés, mais il entendit un léger bruit de pas et les arbustes s’agitèrent comme au souffle des vents.
Il se leva péniblement et tâcha de se souvenir, mais il ne put réunir ses esprits. Tout à coup, il entendit une voix s’écrier :
— Jérôme ! Jérôme ! Où es-tu ?
Il reconnut la voix de son père qui, peu d’instants après, se précipitait vers lui et le serrait en pleurant dans ses bras.
Vivroux fit part à son fils des mortelles inquiétudes que lui et sa femme avaient éprouvées pendant cette nuit et il l’interrogea sur ce qui avait eu lieu.
Qu’on juge de sa stupeur : le malheureux le regardait d’un air égaré, sans articuler un seul mot.
Il s’achemina silencieusement vers Halleux avec Jérôme, qui se laissait conduire machinalement.
Le lendemain, le jeune homme fut frappé d’une fièvre violente, accompagnée d’un délire continuel. Il ne cessait de parler de l’elfe, qui non seulement, disait-il, s’était montrée à lui, mais qu’il l’avait touchée et dont il avait même reçu des soins.
En disant cela, il montrait un mouchoir blanc qu’on n’avait pu lui enlever et répétait sans cesse :
— Elle est à moi ! Elle est à moi !
Il resta quinze jours dans cette situation; après quoi, il redevint plus calme et put raconter, d’une manière précise, ce qui lui était arrivé jusqu’au moment où il avait perdu connaissance.
Que s’était-il passé alors ?
Il ne doutait pas que ce ne fût l’elfe qui l’eût sauvé, qui l’eût soigné et n’eût disparu, dès son retour à la vie, après avoir eu la précaution de lui bander les yeux pour l’empêcher de la voir et de suivre ses traces.
Son père et sa mère ajoutaient une foi entière à ce récit, car le mouchoir en attestait la réalité. Et c’était un mouchoir en fine batiste,, garni d’une petite dentelle, un objet de luxe, par conséquent.
Quelles suites aurait l’aventure ?
Voilà ce que se demandaient, à chaque instant, Lambert et sa femme. Car ce qu’on racontait de l’existence de l’elfe était bien vrai, il n’y avait plus de doute à cet égard; et comme leur fils l’avait vue et touchée, toutes les espérances de Jérôme ne devaient-elles pas se réaliser ?
Cependant les semaines s’écoulaient sans que l’elfe donnât de ses nouvelles et les graves gens commencèrent à désespérer. Dans l’entretemps, Jérôme revenait à la santé et il se sentit un jour assez fort pour risquer une petite promenade.
Il se dirigea vers la prairie où, d’ordinaire, Georgette faisait paître ses bestiaux, car il ne craignait plus de la rencontrer maintenant. Au contraire, il lui semblait qu’il serait bien aise de la revoir.
Les vaches y étaient, en effet, mais c’était une autre que Georgette qui les gardait.
Il s’approcha de la fille.
— Tiens, dit-il, pourquoi la mère Dizier a-t-elle besoin d’une herdière à présent ? Est-ce que Georgette veut faire la demoiselle, afin d’épouser quelque faraud des environs ?
— Vous ignorez donc que Georgette est malade depuis longtemps ?
— Malade ? Je n’en ai absolument rien appris.
— C’est ainsi, pourtant, et la chose la plus singulière c’est qu’elle a eu ça en même temps que vous, et que sa tête a été aussi troublée. On a compris tout de suite d’où le mal provenait, du reste.
— Et d’où ça venait-il donc ?
— De ce qu’elle vous a trop dans le cœur, grand fier que vous êtes ! C’est ça qui la ronge, voilà tout. Jérôme se sentit une commotion au cœur.
— Le cas n’est pas dangereux, au moins? demanda-t-il.
— Ma foi, reprit la vachère, allez-y voir. Et elle se mit à courir après une folle génisse qui avait fait invasion dans le pré voisin.
IV
Le fils de Vivroux se rendit près de Colas qui, tout âgé qu’il était, tressait encore l’osier pour en faire des vans. Il reprocha au vieillard de lui avoir laissé ignorer la maladie de Georgette.
— Suis mon raisonnement, dit Colas, et tu comprendras cela tout de suite. Ou bien tu tiens à Georgette, ou bien tu n’y tiens pas, c’est clair, je pense ? Si tu y tiens, je ne devais pas te parler d’elle pendant ta maladie; si tu n’y tiens pas, je ne vois pas pourquoi je t’en aurais parlé.
— Mais, reprit Jérôme, Georgette est une voisine, une amie d’enfance, et elle ne peut m’être tout à fait… indifférente.
Colas ne répondit pas; il semblait tout entier à sa besogne.
Jérôme, lui paraissait impatient d’avoir une réponse.
— Voyons donc, père Colas, parlez-moi un peu d’elle, vous, son parrain. Comment va-t-elle, à présent ?
— Mais pas bien, pas bien… Ah ! ça, fils, toujours sans nouvelles de l’elfe, donc !… Sais-tu que nous voilà au 8 juin ?
— Pourtant, répondit tristement le jeune homme, je suis -sûr de tout ce que je vous ai raconté, père Colas. Et le mouchoir blanc doit vous prouver, d’ailleurs, que c’est l’exacte vérité. Mais tout en venant vers vous, j’ai fait une réflexion. Ce qu’on rapporte touchant la délivrance de l’elfe et ses trésors, ne pourrait-il pas être un faux bruit ? Moi, je commence à le croire… Mais Vous disiez que Georgette ne va pas bien ?
— Tiens, tu as là, mon garçon, par rapport à l’elfe, une idée qui prouve que tu n’es pas sot. Elle me frappe, ton idée; car enfin, il y a dans tous les pays tant de dames blanches qui, depuis que le monde est monde, se promènent à certaines époques, au claire de lune, sans qu’on parle de les délivrer et sans qu’on prétende qu’elles veillent sur des trésors; pourquoi la nôtre ne serait-elle pas de cette espèce-là ?
— Enfin, comme vous le disiez l’autre jour, Colas, qui vivra verra… répliqua Jérôme. Pourvu qu’elle vive au moins, la pauvre Georgette, car d’après vous, son cas est grave.
— Il y a moyen de t’en assurer. Je vais aller la voir. Si tu veux m’accompagner, il ne tient qu’à toi.
La figure de Jérôme exprima un vif sentiment de satisfaction.
— Etes-vous sûr, Colas, qu’elle nie recevra bien ? Car j’ai de grands torts envers elle… Je n’ai pas toujours été aussi poli que je l’aurais dû, quand elle me parlait.
— Elle est si bonne qu’elle aura tout oublié.
— Pour de vrai ?
— J’en suis sûr, car elle m’a souvent demandé de tes nouvelles d’une façon pleine d’amitié.
Quand Colas et Jérôme entrèrent chez la mère Dizier, celle-ci était dans la pièce qui précédait la chambre à coucher. Elle parut heureuse de voir le jeune Vivroux.
— Ah ! voilà un brave garçon qui n’oublie pas ses voisins.
— Je serais venu plus tôt, dit Jérôme, si j’avais connu la maladie de Georgette. Comment cela lui est-il donc arrivé ?
— C’est un froid, probablement, dit. la mère Dizier. La petite sotte a été curieuse la nuit du premier mai…
Colas, placé derrière le jeune homme, fit un signe énergique à la veuve Dizier qui, toute stupéfaite, s’arrêta court.
— Entrons, dit-il en entraînant son compagnon dans la seconde pièce.
Georgette occupait le grand fauteuil de cuir à clous dorés, dans lequel son père avait rendu l’âme peu d’années auparavant. La pauvre fille avait l’air bien souffrant. Aussi Jérôme, en la voyant, se sentit-il fort ému, et son premier mouvement fut-il de lui prendre silencieusement la main.
La malade le regarda avec une surprise mêlée d’une joie que trahissait toute l’expression de sa physionomie.
— Quoi ! Jérôme, c’est vous… Vous qui venez visiter votre… ancienne amie ?
— Oui, Georgette, c’est moi, répondit le jeune homme d’une voix étouffée. Deux larmes coulèrent le long des joues amaigries de Georgette. A cette vue Jérôme s’attendrit.
— Oh ! pardon, pardon, s’écria-t-il, toute ma vie, toute ma vie pour vous, Georgette.
L’ivresse du bonheur se peignit sur les traits de la malade qui sembla soudainement transfigurée et prenant un mouchoir blanc qui était à sa portée, elle essuya les larmes qui perlaient à ses paupières.
Jérôme saisit le mouchoir qu’il regarda avidement.
Il prit ensuite celui qu’il portait dans son sein depuis le premier mai, et les examina tous deux avec attention.
Ils étaient absolument semblables.
— Tiens, s’écria la mère Dizier, voilà que Jérôme a le mouchoir que tu me disais avoir perdu, Georgette.
Georgette se cacha la figure dans ses deux mains, tandis que Colas prit à part le fils de Vivroux et lui parla quelque temps à voix basse.
Quand l’entretien fut fini, Jérôme s’avança résolument vers la veuve :
— Mère Dizier, dit-il, vous avez prononcé, il y a quatre ans, certaines paroles que je viens vous rappeler. Je suis sûr que mon père et ma mère seront heureux de me voir épouser Georgette, si donc vous me croyez encore digne de votre fille et si elle-même a un peu d’amitié pour moi, je vous la demande en mariage.
Pour toute réponse, la mère Dizier prit la main du jeune homme et la plaça dans celle de sa fille…
Six semaines après, Jérôme et Georgette devinrent époux.
— Eh bien ! Jérôme, dit Colas au repas de noces, tu vois que j’avais raison de prétendre jadis que l’elfe est une créature bienfaisante. Tu as obtenu tout ce qui t’avait été promis si tu t’habituais à pratiquer la vertu :
une belle et bonne femme, digne de toi, vrai trésor, qui te donnera ce que les millions ne procurent pas; vous aurez, j’espère, de beaux enfants que vous élèverez dans la crainte de Dieu, vous vous aimerez, vous posséderez la paix du cœur, vous serez heureux…
Source : Le Petit Val de l’Amblève – Marcellin Lagarde